On connait Cédric Villani pour sa médaille Fields et sa passion de la médiation, un peu moins pour son rôle à Wikimédia France. Partage des connaissances, accès libre aux données scientifiques : il s’exprime.
On connaît votre passion pour la médiation, on sait peut-être moins que vous êtes membre du conseil scientifique de Wikimedia France, association pour le libre partage de la connaissance. Comment avez-vous rejoint le projet ?
Cela s’est fait tout naturellement : début 2015, l’équipe créait un conseil scientifique, elle m’a sollicité et j’ai accepté tout de suite. Un conseil scientifique c’est traditionnellement une instance que l’on ouvre le plus possible vers l’extérieur, et cela vaut particulièrement pour Wikipedia qui est un projet très technique mais aussi très sociétal. Ils ont trouvé que j’étais un profil un peu naturel.
Êtes-vous utilisateur et contributeur de Wikipedia vous-même ?
Je n’y ai jamais contribué, sauf à la marge, essentiellement par manque de temps. Mais je m’en sers tous les jours ! C’est l’une des rares vraies belles réussites de la philosophie de partage d’Internet et une des rares initiatives à n’avoir pas encore été contaminée par les ambiances de récupération commerciale. Wikipedia fonctionne sans publicité, sur le principe de l’intelligence collective, et c’est extrêmement efficace. Elle progresse année après année et on ne peut nier qu’elle soit aujourd’hui une source beaucoup plus complète que n’importe quelle encyclopédie. Une grande discipline, une grande rigueur ont réussi à se maintenir, bien supérieures à la moyenne de l’Internet.
Y a-t-il des points communs entre Wikipedia et votre propre travail de recherche ?
En science, chacun apporte une petite brique mais l’ensemble a une force énorme grâce à l’aspect collaboratif. Wikipedia c’est ça aussi : si chacun contribue un peu dans son domaine de compétence, l’ensemble acquière une solidité qu’aucune équipe réduite ne pourra jamais produire. Il existe déjà par ailleurs des espaces de recherche collaborative. En mathématiques, c’est Polymath, créé en 2009 par le grand mathématicien anglais Tim Gowers et qui a de beaux succès à son actif. Chacune de leurs (rares) publications est un petit événement, avec des centaines de mathématiciens qui travaillent ensemble sur une même question.
Comment les scientifiques peuvent-ils trouver leur place dans l’aspiration des citoyens à partager les connaissances ?
Les scientifiques aujourd’hui endossent nettement plus volontiers ce rôle de transmission de connaissances. Il y a des formations, des institutions, des lieux de médiation… On trouve désormais dans chaque pays quelques spécialistes de médiation scientifique qui sont eux-mêmes des scientifiques ayant appris à travailler avec les médias et parler directement avec le grand public. De plus en plus, les scientifiques cherchent à prendre leur place dans cet écosystème sans laisser la main à des professionnels de la médiation. C’est une communauté assez soudée car les chercheurs qui font de la médiation à haute dose se retrouvent avec les mêmes problématiques.
Quelles sont ces problématiques communes ?
On a également connu l’épisode des neutrinos supraluminiques, qui finalement n’étaient pas supraluminiques : on a vu les journalistes s’emballer, sur le thème “Einstein avait-il tort ?” Les scientifiques étaient exaspérés car ils détestent mettre en avant les gens avec un statut quasiment sacré au-dessus des théories. Les journalistes, eux, trouvaient ça légitime dans la mesure où Einstein incarne certaines théories scientifiques : c’est une des affaires dans lesquelles les chercheurs ont clairement perdu la main.
Le partage des connaissances, cela peut être aussi l’accès libre : aux publications scientifiques, aux données… Le Conseil national du numérique a publié en septembre une tribune signée par 75 personnalités demandant au gouvernement de prendre position en ce sens. Qu’en pensez-vous ?
On m’a proposé de la signer et j’ai décliné car je trouvais qu’elle était mal rédigée. Je trouvais que les formulations étaient mal rédigées, pas suffisamment compréhensibles de tout le monde. Sur le fond, je suis cependant entièrement d’accord.
En ce qui concerne les scientifiques, le débat porte essentiellement sur le modèle économique de l’édition scientifique. C’est un débat extrêmement subtil : est-ce qu’on considère la publication des résultats comme un service rendu au publiant ou à la société ? Si l’on se place dans la première perspective, il est normal que le publieur paie ; si c’est la deuxième, cela doit être gratuit. Pour simplifier, les Anglos-Saxons, très pragmatiques, voient la publication comme une façon de progresser dans sa hiérarchie tandis que les Français, très idéalistes, épousent plutôt la deuxième approche.
On peut aussi considérer que les autres chercheurs vont avoir besoin de cette littérature pour progresser dans leurs recherches, et que le coût d’accès peut être un frein…
C’est moins un problème : si les travaux sont importants, les chercheurs y auront accès dans les bibliothèques de recherche. Il est vrai que toutes ces revues sont très chères… mais cela fait partie du système scientifique que de les entretenir.
Que voulez-vous dire ?
Premièrement, le coût de ces revues a eu tendance à augmenter ces dernières années alors que les coûts de fabrication ont diminué. C’est dû en partie au fait que le volume de publications a augmenté, mais aussi au fait que les éditeurs proposent désormais des “bouquets” de revues, avec pour résultat que vous payez pour des informations dont vous n’avez pas forcément besoin. Il semble aussi que les revues ne soient pas suffisamment sélectives. On dit actuellement, avec des arguments convaincants, qu’au moins la moitié des résultats qui paraissent dans les revues de biologie ne sont pas vrais : ils sont basés sur des statistiques trop ténues pour être significatives, des protocoles pas assez précis pour être reproductibles, etc. On constate un emballement du système, les scientifiques se retrouvent en quelque sorte pris à leur propre piège ; les éditeurs n’apparaissent qu’en seconde ligne là-dedans. Il y a un vrai problème de notre côté sur le fait qu’on produit trop et trop vite.
Ensuite, il y a la question de, à la fin des fins, qui paye : c’est une question économique. L’enjeu est que le système se mette d’accord pour payer le travail une seule fois. Par exemple, c’est une vraie arnaque quand les revues proposent à la fois un service payant pour les bibliothèques, et, pour les auteurs, un système d’accès payant. Le contribuable paie donc deux fois le même service.
Voire trois, si on considère que le chercheur a souvent dû lui-même s’acquitter de frais pour pouvoir être publié…
De nombreux chercheurs rapportent une pression importante à la publication, à la fois pour obtenir des financements et pour progresser dans leur carrière.
Toute revue devrait être possédée par un organisme de recherche, université, institut ou société savante. L’éditeur devrait être simple prestataire : quand vous êtes propriétaire, vous pouvez mettre les prestataires en concurrence pour le service que vous demandez, vous pouvez jouer sur le fait que vous avez des éditeurs commerciaux, d’autres non commerciaux, etc. C’est une bataille légale de reconquête qui est très délicate, très difficile car le temps propre d’une revue se compte en décennies. Il y a aussi une question de dérive des coûts de bibliographie sur lesquels nous devons reprendre la main. Nous devrions trouver le moyen de négocier au niveau national et non pas établissement par établissement.
Est-ce à dire que le savoir scientifique appartient aux scientifiques ?
Oui et non. Il y a une demande croissante de la société pour un accès libre et complet aux résultats de la recherche produite par les scientifiques et financée par les pouvoirs publics. Si une entreprise veut utiliser des résultats de recherche dans le cadre du transfert technologique, il paraît sain qu’elle contribue, par exemple en achetant une primeur. Le problème est plus délicat quand il s’agit de recherches biologiques ou médicales, car à mon sens il existe un risque que ces résultats soient mal interprétés par le grand public.
N’est-ce pas aussi un débat de légitimité, finalement ?
Est-ce que les personnes qui feraient l’effort d’accéder à ces données ne seraient pas avant tout celles capables de s’en servir ?
Je viens d’intégrer le comité d’éthique d’Epidemium, un projet de statistiques et big data en lien avec le cancer, et cela fait partie des questions que l’on aura à discuter. Il faudrait s’appuyer sur des cas concrets. Une histoire assez connue est celle de Stephen Jay Gould qui avait une forme rare de cancer et dont le médecin avait mis un point d’honneur à ne pas lui donner d’indications. Sitôt après son opération, il est allé consulter tous les articles disponibles et il en est ressorti complètement abattu, avec la certitude qu’il ne lui restait qu’un an à vivre au vu des statistiques terribles. Après une seconde analyse plus subtile des données, il s’est aperçu qu’il avait commis ce qu’on appelle une erreur sur la médiane et que son espérance de vie était en fait beaucoup plus importante. Finalement, il a guéri de ce cancer rare !
Est-ce que vous ressentez vous-même cette pression à la publication ?
Je ne l’ai jamais tant ressentie que ça, car j’ai toujours travaillé dans de très bonnes conditions. Il y a des résultats que j’ai annoncés, par exemple, deux ans avant de les publier. La communauté mathématique est assez petite, on se connaît ! J’y suis en quelque sorte soumis d’une autre manière. Dans la revue dont je suis éditeur en chef, Journal of Functional Analysis, on a enregistré 50% de propositions d’articles en plus cette année et on sent qu’on en a trop : on a du mal à trouver des experts pour les vérifier, que les auteurs sont de plus en plus impatients d’être publiés. On perçoit une certaine pression, mais c’est moins grave que dans d’autres disciplines. L’auteur de la fameuse preuve de la conjecture de Poincaré, sans doute le résultat le plus important du XXIe siècle en mathématiques, n’a pas jugé bon de la publier dans une revue. Il a laissé les autres travailler dessus, et il n’avait d’ailleurs publié lui-même aucun article pendant 7 ans avant cette découverte. C’est un peu un porte-drapeau de la résistance à la tendance du système à demander toujours plus de publications.
Et vous, qu’aimeriez-vous apprendre ?
Je suis du genre apprentisseur compulsif ! J’ai une pile comme ça de livres dont j’ai l’impression que je vais mourir idiot si je ne les lis pas. Tout ce qui est évolutif me passionne : évolution des sociétés, du langage, de l’être humain… Les processus cognitifs me passionnent, et toutes les questions d’interactions : j’adorerais apprendre les techniques d’hypnose, de manipulation, de négociation, de décryptage d’émotions. Il y a des gens qui sont inouïs pour deviner si vous mentez ou pas en vous regardant, ou qui sont experts sur la négociation, qui savent quels mots il faut employer pour obtenir quels résultats : je trouve cela fascinant. Qu’est-ce qui fait qu’on est convaincant ou pas ? Un de mes rêves à long terme serait d’élaborer une sorte d’étude historico-scientifico-politique de la confiance. Je crois que la confiance est plus que jamais une des questions maîtresses de la société, en politique, en économie, dans tous les domaines.
Et entre la science et le citoyen ?
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et le partage des connaissances par le biais des cours en ligne ?
Il y a un an, Monsieur Villani debutait une serie de mooc/flots sur les EDO et EDP.
Depuis Mai 2015, plus aucune nouvelle.
Est ce que quelqu’un a des informations ?
Merci.