A l’ère de « l’anthropocène », des scientifiques veulent repenser leurs façons de faire de la recherche. Quelles pistes pour une science plus verte ?
⏱ lecture : 6 – 7 min
A l’ère de l’anthropocène, les scientifiques semblent de plus en plus confrontés à un dilemme faustien. Acquérir de nouvelles connaissances aide à mieux comprendre la crise environnementale actuelle, au prix d’une contribution conséquente à cette même crise. Au même titre que d’autres activités dans nos sociétés, la recherche impacte notre environnement. Cette empreinte peut paraître relativement faible comparée à d’autres activités. Néanmoins, de nombreux scientifiques s’interrogent : « une recherche qui ne s’applique pas à elle-même des règles pour d’abord œuvrer à préserver le vivant et l’habitabilité de la Terre a-t-elle encore un sens ? » [1].
Entre compétences scientifiques et aspirations environnementales
Face aux alertes des scientifiques et organisations internationales comme le GIEC, les institutions scientifiques ont pris conscience de l’urgence climatique. Pour autant, le contexte international de la recherche ne favorise pas une remise en question de leurs façons de fonctionner précise Eric Tannier, chercheur à l’Inria et membre du Laboratoire LBBE. « Les institutions scientifiques sont engagées dans des logiques parfois orthogonales à l’écologie, avec des objectifs de production, de compétitions internationales. Renoncer seul à ces logiques, c’est prendre le risque d’être distancé sans peser sur le processus. Y renoncer collectivement, c’est d’autant plus difficile que la direction à prendre reste très discutée » explique ce chercheur engagé dans des collectifs de chercheurs et laboratoires pour une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux.
D’un autre côté, certains laboratoires sont historiquement associés à des domaines très spécialisés de connaissances. Dans ce contexte, faire correspondre des compétences scientifiques avec des aspirations environnementales grandissantes n’est pas simple. Sur ce point, les chercheur·e·s et les enseignant·e·s « ne trouvent pas toujours les interlocuteurs pour partager ces problèmes et ces préoccupations » confie Eric Tannier, coorganisateur d’un événement lors de la semaine de l’anthropocène [2].
Devant ce constat, quelle peut être la réaction d’une communauté de recherche académique, avec ses moyens ? Des scientifiques proposent d’explorer trois pistes de réflexion. Repenser le fonctionnement de la recherche, les axes de recherche et développer des sciences « impliquées ».
Le fonctionnement de la recherche : repenser les usages ?
En première ligne des usages dans la recherche : les congrès scientifiques. Ils représentent en effet une large part du bilan carbone des laboratoires de recherche. Se limiter à cette mesure climatique comme seul enjeu environnemental serait réducteur. Néanmoins, cette pratique éclaire des représentations encore ancrées au sein de la communauté scientifique qu’il convient de questionner.
Certaines injonctions à la performance, à la visibilité restent fortes précise Nicolas Fieulaine, maître de conférence en psychologie sociale. Le besoin de reconnaissance au sein d’une communauté scientifique s’adosse alors à certaines pratiques. Les congrès internationaux en font partie, favorisés par la spécialisation des domaines, l’internationalisation de la recherche. Y Renoncer, est-ce freiner l’envol de sa carrière scientifique ? Une injonction à remettre en perspective selon Eric Tannier. « 60% de l’empreinte carbone issue des trajets en avion est émise par 10% des chercheur·e·s, et surtout par les plus âgés » explique-t-il [3]. La dépendance entre reconnaissance et voyages n’est donc pas si évidente. De même, ceux qui voyagent sont loin d’être représentatifs de toute la communauté scientifique.
A l’image de la communication scientifique, des scientifique exhortent à repenser l’ensemble de pratiques individuelles dans la recherche. L’utilisation d’ordinateurs, de serveurs de calculs, de matériels de laboratoires spécialisés ; les pratiques de téléchargements de publications en ligne ; les déplacements ou encore l’alimentation,… « Le fonctionnement de la recherche impacte notre environnement au même titre que d’autres activités dans nos sociétés » poursuit Eric Tannier.
Des collectifs de chercheur·e·s comme Labos1.5 ont proposé d’organiser la mesure des empreintes environnementales des structures de recherche. Ils mènent aussi des réflexions sur l’émergence de nouveaux modes de travail. A ce titre, Nicolas Fieulaine souligne le rôle des institutions : « les environnements de travail peuvent aussi nous aider à avoir à l’esprit ces enjeux… et nous inciter à changer nos pratiques » [4].
la question des sujets de recherche
Selon Eric Tannier, le fonctionnement de la recherche devrait aussi être mis en rapport avec la production des connaissances. Sans remettre fondamentalement en cause la pertinence de nouvelles connaissances, il s’agirait d’intégrer dans les sujets de recherche les variables environnementales. Dans ce contexte, la crise écologique remettrait-elle en cause une certaine « liberté du chercheur ».
Laisser les chercheurs travailler tout azimut sur des sujets de recherche, dans tous les domaines… Ce qu’on appelle la sérendipitié scientifique, pour Eric Tannier cette image relèverait plutôt du mythe. « Il y a plusieurs décennies, on a par exemple investi énormément en biologie moléculaire. Cela relève de décisions politico-scientifiques, avec cette idée d’aspirer à mieux maîtriser le vivant. De ce point de vue, il n’apparaît pas si surprenant que des découvertes marquantes émergent depuis quelques années dans le domaine ».
Des mécanismes donc plus complexes et intriqués que la simple sérendipité scientifique. « Je pense que c’est une façon de dépolitiser la recherche scientifique » poursuit le chercheur. Prendre en compte les enjeux climatiques signifierait au contraire remettre la science au cœur de la société.
Les sciences impliquées : un dialogue science & société
Les relations sciences et société apparaissent pourtant encore trop « unidirectionnelles ». Transmettre des connaissances, ou transmettre des technologies et applications. La médiation scientifique reste encore pour Eric Tannier trop sur des modes explicatifs ou applicatifs. « On est censé être au service de la société, mais on n’est pas au contact direct des aspirations sociales. Il y un côté insatisfaisant dans cette posture » confie-t-il.
Face à ce constat, des scientifiques proposent d’explorer de modes plus implicatifs [5]. Créer un dialogue entre chercheur·e·s et citoyen·ne·s, où des informations circuleraient dans les deux sens entre les laboratoires et la société. Une façon de capter les grandes aspirations sociales et de les intégrer à la recherche. L’occasion « de faire, de ce qui se présente trop souvent sous des atours technocratiques, une question proprement politique » [6]. Un objectif promu par l’association Sciences citoyennes, qui organise notamment des conventions citoyennes.
Des initiatives locales existent également. La fabrique des questions simples propose par exemple de conduire une « recherche impliquée » qui réponde aux aspirations sociales actuelles. Il s’agit entre autres de sortir des traditions disciplinaires pour aborder les problématiques de manière plus transverse.
L’environnement, une voie risquée ?
Changer ses usages au quotidien, réorienter ses sujets de recherche, partager une part de son temps avec les citoyens. Pas si facile pour les chercheur·e·s. Obtenir un financement de recherche nécessite déjà un lourd investissement de leur part. S’engager dans un projet éloigné de son domaine de spécialité peut alors constituer un « risque ». Peuvent-ils se permettre de se couper de cette dynamique actuelle ?
Eric Tannier a engagé ses réflexions sur la responsabilité sociale et environnementale de la recherche dès ses débuts en tant que chercheur. Après un Master en informatique, il enchaîne avec un Master d’histoire, avant de s’orienter vers la biologie. C’est ce bagage pluridisciplinaire qui lui permet aujourd’hui d’aborder plus facilement ces questions dans son métier, et de proposer des sujets de recherche transverses à sa spécialité.
Il admet également que, compte tenu de sa situation, le risque de s’engager dans cette voie reste très modéré. « J’ai un poste de fonctionnaire. Lorsque je propose un projet d’agro-écologie, soutenu par ailleurs par mon institution, je prends un risque assez modéré. C’est moins le cas de chercheur·e·s en situation plus précaire ».
Pris ou prise dans une compétition internationale, à la recherche d’un poste ou de financements, il est compréhensible que les variables environnementales passent au second plan. Une vision à court terme, entretenue par une injonction à la performance, à la compétitivité. La crise écologique actuelle nécessiterait au contraire une vision à long terme. Des actions individuelles ou collectives des scientifiques émergent pourtant pour répondre à ces enjeux sociétaux. Pour autant, transformer la recherche à l’ère de l’anthropocène ne saurait se faire sans une réflexion commune de tous ses acteurs.
La recherche de nouveaux modes de travail peut avoir un impact important
Sur cette problématique de l’anthropocène, petit échange avec une série de dessins que je suis en train de réaliser pour le Muséum d’histoire naturelle de Grenoble : https://1011-art.blogspot.com/p/planche-encyclopedie.html Mais aussi par la série “Panta rhei” sur ce même sujet https://1011-art.blogspot.com/p/ordre-du-monde.html
Quand art et science se rencontrent !