La folle farandole des foules
La folle farandole des foules
Entre mouvements collectifs et comportements individuels, l’étude des foules constitue aujourd’hui un domaine de recherche foisonnant. Alexandre Nicolas, chercheur à l’institut Lumière Matière, en dresse l’état actuel.
Par Alexandre Nicolas. Publié le 11/04/2023.
Il est des thèmes de recherche dont on ne s’évade pas facilement. Alors même que je finis d’écrire cette première phrase, une dizaine de potentiels objets d’étude a déjà défilé, par grappes, derrière la vitre : on n’échappe pas si facilement aux piétons, à moins de faire route vers les grands espaces ou de se replier dans l’érémitisme. Sinon, quoi de plus commun que de voir déambuler des groupes de piétons ? D’ailleurs, pourquoi diantre occupent-ils toute la largeur du trottoir en avançant en rang (en formant une sorte de V ou de U lorsqu’ils sont 3 ou 4 dans le groupe), plutôt qu’en colonne ? Quoi de plus commun que de pester contre cet indélicat qui s’arrête brusquement en plein milieu du couloir de métro et vous contraint à un virage en épingle après un freinage du bout des orteils ? Puis, une fois l’indélicat contourné, pourquoi avance-t-on si lentement dans ce couloir bondé, alors que rien ni personne dans la foule ne ralentit individuellement la marche ? S’en faut-il de beaucoup avant que cette foule dense ne soit le lieu de bousculades comme celle qui a coûté la vie à une centaine de jeunes coréens il y a quelques mois, dans les rues d’Itaewon, à Séoul, le soir de Halloween ? Et comment ces deux files marchant à contre-sens ont-elles bien pu se former spontanément, sans qu’aucun ordre en ce sens ait été donné ?
Parmi ces questions, les recherches sur les foules piétonnes ont déjà apporté des réponses convaincantes à certaines, tandis que d’autres sont encore débattues par les informaticiens, physiciens, mathématiciens et autres psychologues sociaux qui peuplent ce domaine de recherche.
La foule comme un fluide
Une première source d’inspiration est en réalité… poétique. Dans les milliers de tête qui tanguent dans la foule, soulevées en cadence ou non, le poète voit sans mal le rappel du flot, de l’océan, de la vague :
La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu. […]Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?
(V. Hugo, L’Année terrible, “Les 7.500.000 oui”)
ou encore, plus récemment,
Emportés par la foule qui nous traîne
Nous entraîne
Écrasés l’un contre l’autre
Nous ne formons qu’un seul corps
Et le flot sans effort
Nous pousse, enchaînés l’un et l’autre
Et nous laisse tous deux
Épanouis, enivrés et heureux.
(E. Piaf, La foule)
Et, à notre époque encore, quand le législateur prescrit des dimensions minimales aux portes et dégagements pour garantir une évacuation sûre – Code de la construction -, ou que l’ingénieur civil dimensionne un ERP (établissement recevant du public), il le fait souvent à la manière de l’ingénieur hydraulicien. Il calcule la dimension du canal à creuser en raisonnant sur des débits d’écoulement sur une section transverse. Pour la foule, ce débit croît d’abord avec la densité de piétons, puis atteint une valeur maximale, avant de décroître, lorsque la foule se fait trop dense et que la congestion ralentit démesurément sa vitesse de marche.
Il n’est pas rare, toutefois, qu’un agencement architectural à la géométrie trop complexe, ou des flux trop variés, rende cette approche inopérante. Il faut alors disposer de modèles pour prévoir l’écoulement de la foule. Là encore, l’analogie avec un fluide peut être utile. Au début des années 2000, le chercheur RL Hughes a ainsi proposé un intéressant système d’équations continues pour décrire l’écoulement d’une foule où pas une tête ne dépasse. La foule est ainsi assimilée à un champ de vitesse et de densité, de la même manière que les célèbres équations de Navier-Stokes – à la base de la mécanique des fluides – décrivent un liquide ou un gaz dont ne dépasse pas un atome ni une molécule. Récemment, cette approche continue a connu un regain d’intérêt. Les physiciens N. Bain et D. Bartolo, analysant des vidéos de départ de marathon, sont parvenus à montrer que des ondes de densité et de vitesse remontaient la foule des coureurs prêts à s’élancer, à la manière d’une vaguelette remontant le courant à vitesse constante et sans déformation. Leur théorie hydrodynamique rendait étonnamment bien compte de ces résultats empiriques.
La foule comme un milieu granulaire
Néanmoins, l’approche continue est tendanciellement en berne. Le problème n’est pas tant celui de la visualisation des prédictions de ces modèles : il est en effet possible d’insérer des piétons dans les champs continus des modèles « fluides », de la même manière qu’en mécanique des fluides, on peut injecter des « particules traceuses » pour suivre, comme un surfeur, le mouvement de l’onde continue ; le problème est plutôt que cette approche se prête mal à l’inclusion de comportements hétérogènes et d’effets induits par la granularité de la foule. Pour y remédier, il est naturel d’opter pour des approches décrivant explicitement les piétons. Ce faisant, le « fluide » des approches continues prend la forme d’un milieu granulaire, c’est-à-dire d’une collection de grains de sables. L’évacuation d’une salle en situation critique ne tient alors plus de la clepsydre qui se vide de son eau, mais du sablier.
Sans surprise, les physiciens ont été friands de cette analogie granulaire – et de longue date. Il faut bien reconnaître qu’elle a été prolifique, qualitativement puis quantitativement, pour la compréhension de la dynamique des évacuations. En effet, les blocages au niveau des portes et rétrécissements qui se produisent lors d’évacuations particulièrement compétitives rappellent les arches granulaires qui peuvent obstruer des silos. On y observe aussi l’effet paradoxal que, passé un certain seuil (élevé !) de compétitivité, la précipitation des gens est contreproductive et ralentit l’évacuation, en aggravant les blocages. Plus quantitativement, même les caractéristiques statistiques des blocages ou bouchons présentent des similitudes marquées. Ces similitudes vont dans le sens des stratégies de modélisation qui décrivent chaque piéton comme un grain obéissant à un nombre limité de règles d’interactions. Le modèle de Boids proposé par Reynolds pour animer des assemblées de poissons ou d’oiseaux repose sur des règles simples d’alignement avec ses voisins. Pour le modèle des forces sociales de D. Helbing et P. Molnár, toujours au cœur des principaux logiciels commerciaux de simulation piétonne, il s’agit d’être soumis, comme une particule, à un ensemble de forces, en particulier une force qui guide vers la destination et une force qui maintient à distance respectueuse des autres agents.
Avec mes collègues physiciens, nous pensions que l’analogie granulaire serait particulièrement solide dans une vaste gamme de situations denses, où le maintien à distance des personnes tierces joue un rôle prédominant. Pour la mettre à l’épreuve de la réalité, nous avons analysé des traversées de foule statique par un « intrus », en espérant que la réponse de la foule se rapprocherait de celle d’un matériau granulaire… et nous nous sommes aperçus que, dans ce cas, l’analogie n’était pas fondée ! S’il est bien possible d’extraire une réponse très caractéristique de la foule, celle-ci diffère considérablement de celles de grains : à la place d’être poussée par l’intrus dans un mouvement pseudo-radial, la foule se coupe en deux comme la Mer Rouge et tend à ouvrir une sorte de tunnel pour laisser passer l’intrus. Devant cette invalidation sans appel de notre hypothèse, nous avons dû nous rendre à l’évidence : même à forte densité, la capacité d’anticipation des piétons et leur réaction indépendante des poussées subies restent bien marquées, ce qui explique leur mouvement latéral anticipé qui se produit avant le contact physique avec l’intrus. Par ailleurs, l’analogie ne parvient pas non plus à prédire l’émergence de turbulence dans les foules à densités extrêmes, lorsque les gens se mettent à se repousser de leurs bras pour éviter l’asphyxie, comme lors des bousculades tragiques à Séoul.
La foule comme un ensemble « d’agents »
À l’heure actuelle, de nombreux modèles d’agents s’efforcent de mieux rendre compte de ces facultés des piétons et de les rehausser du statut de grains auto-propulsés à celui d’agents capables d’anticipation. Manifestement, cela entraîne souvent une complexification mathématique des modèles, non sans rapport avec celle qui s’est immiscée dans la théorie économique au milieu du XXe siècle. Von Neumann et Morgenstern commencèrent à soutenir à cette époque que le fonctionnement de l’économie n’est pas celui d’un jeu à un seul joueur (l’agent représentatif) qui chercherait à maximiser un « profit » dans un sens large, fixé de manière exogène, mais celui d’une compétition entre joueurs rivaux. Autrement dit chacun agit en sachant que les rivaux agiront de manière optimale. De même, les modèles de dynamique piétonne inspirés par la théorie des jeux laissent chaque agent optimiser sa trajectoire future en fonction de ce qu’il prévoit que ses voisins feront. Ces modèles rendent naturellement mieux compte des facultés d’anticipation des piétons, mais ont une complexité mathématique telle que leur exploitation peut en être entravée.
Voulant le beurre et l’argent du beurre, une branche intermédiaire de modèles tente de restituer une capacité d’anticipation aux agents sans sombrer dans cette complexité. Pour ce faire, un outil central est l’idée de collision anticipée : au bout de combien de temps un agent s’attend-il à une collision avec ses voisins si ceux-ci maintiennent leur vitesse ? Par chance, ce temps est facilement calculable et peut donc être exploité pour guider le comportement d’évitement des collisions de l’agent.
Modéliser les foules, encore du chemin à faire
En somme, les deux dernières décennies ont vu fleurir nombre de modèles de dynamique piétonne, avec – pour schématiser – deux grandes filiations, selon que la foule y est décrite comme un fluide continu ou comme un ensemble discret, « granulaire » d’agents. Ces modèles deviennent progressivement plus performants mais il n’y a pas à craindre que la recherche dans le domaine n’ait plus rien à se mettre sous la dent dans le proche avenir. Alors que l’étude de la mobilité urbaine prend de l’ampleur – avec notamment les idées de promotion des modes de déplacement actifs et de « ville du quart d’heure » -, les évolutions de comportement des piétons – dont nombre sont distraits par exemple par leurs smartphones en marchant – et les modes émergents avec lesquels les piétons doivent interagir (trottinettes électriques, vélos, …) ouvrent bien des pistes de recherche à explorer sur des enjeux sociétaux très actuels.
Pour aller plus loin
La mécanique des foules, sur France Inter
Une expérience pour comprendre comment se divise un groupe de personne, le Journal CNRS
À découvrir : la chaîne Fouloscopie sur Youtube
Hughes, R. L. (2003). The flow of human crowds. Annual review of fluid mechanics, 35(1), 169-182.
Bain, N., & Bartolo, D. (2019). Dynamic response and
hydrodynamics of polarized crowds. Science,
363(6422), 46-49.
Nicolas, A., Kuperman, M., Ibañez, S., Bouzat, S., &
Appert-Rolland, C. (2019). Mechanical response of dense pedestrian crowds to the crossing of intruders. Scientific
reports, 9(1), 105.