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Quand la performance fait mâle

À travers une approche genrée de la littérature, Julie Gaucher, docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Claude Bernard Lyon 1, analyse l’émergence du personnage romanesque du sportif, et livre une lecture de la performance et du héros sportif comme moyen de réaffirmer un idéal de masculinité au XXe siècle.

Par Julie Gaucher. Publié le 22/07/2024

Lecture de la performance au prisme des études de genre et de l'histoire de la littérature
Source Pxhere

La France du début du XXe siècle connait ses premiers champions, mais il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que le sport pénètre manifestement la littérature. L’occasion est toute trouvée de rénover les codes identitaires du masculin : la performance sportive devient un des baromètres de définition de la virilité. Réalisation d’un exploit chiffré ou mesuré, elle se traduit aussi comme l’occasion pour le sportif de « performer » (au sens anglosaxon) un idéal de masculinité.

L’imaginaire sportif : un nouvel idéal masculin

Dans l’entre-deux-guerres, en littérature, comme sur le terrain de sport, le chronomètre produit le héros : l’exploit, mesuré et quantifié, désigne le champion, quand le muscle affiche la possibilité de performances. Avec le statut sportif s’impose la stature : littérairement, devenir homme produit un nouveau corps. Dans Battling Malone de L. Hémon (1925), les « deltoïdes », « pectoraux » et « dorsaux » ne sont pas seulement évoqués, l’auteur remarque leur arrondi, leur puissance : ils forment, « une sorte de cuirasse circulaire de muscles formidables, très détachés, saillants en relief au moindre effort ». Dans Champion du monde de P. Morand (1930), sont scrutés. L’écriture repère contractions et relâchements musculaires ; attentive et précise, elle nomme chacun des muscles par sa terminologie anatomique. La littérature réalise donc « l’enrichissement de notre dictionnaire réclamé au début du siècle par G. Rozet et abolit par là-même l’antinomie traditionnelle entre lexique technique et littéraire.

Exploitant les fondements essentiels de l’anthropologie de l’imaginaire, la littérature use également des archétypes de l’élévation. L’écriture de la boxe, notamment, monumentalise les postures, les positions et les attitudes d’occupation spatiale et emprunte les techniques photographiques de la contre-plongée : dans les descriptions, le ring concentre les regards, offrant au boxeur une sorte de piédestal. La boxe, avec l’opposition directe des adversaires, révèle ostensiblement la domination physique d’un des antagonistes. Dans L’Été (1939) d’A. Camus, le boxeur s’expose ainsi aux regards, « violemment éclairé » par « un projecteur [qui] fait pleuvoir une lumière aveuglante ». Selon la même logique, l’athlète ne se contente pas de dominer la scène sportive ; il en offre comme un survol. Sous la plume de P. Souchon (1923), le sauteur à la perche réalise de façon hyperbolique cette élévation et résume la quête de « la pesanteur à vaincre ». L’érection, alliée au symbole du muscle, est donc une valeur qui pose le héros sportif. Elle trouve un prolongement dans les cérémonies de remise des récompenses, où chaque podium organise spatialement les athlètes selon leur performance.

La souffrance, le sacrifice et la mort comme valeurs romanesques

De plus, en littérature sportive, sans la résistance et le courage, pas de narration si ce n’est celle de l’échec et de l’abandon ; pas de production du héros mais l’écriture d’un antihéros. Pour qu’il y ait performance, l’homme est celui qui résiste, comme l’affirment unanimement les écrivains. L’écriture du cyclisme exploite abondamment ce topos. Le contexte des années 20 est d’ailleurs propice à questionner la souffrance et sa valeur symbolique : au sortir de la Grande Guerre, la souffrance physique, parce qu’elle incarne le sacrifice, est valorisée. L’épreuve sportive devient alors épreuve initiatique : la souffrance se fait accoucheuse de virilité. D’ailleurs, si dans les sports de tradition anglaise (boxe, rugby ou football, par exemple), « la mort est une mort transposée, relative », pour reprendre les propos de B. Jeu (1972), lorsque l’homme se confronte à la nature, la prise de risque devient effective. Avec les sports de tous les dangers (alpinisme, aviation…), l’écriture s’accorde à envisager, le plus souvent au conditionnel, la mort de son héros. Or, alors que s’affirme la littérature sportive, émerge une littérature de montagne et d’alpinisme, avec des auteurs tels Frison-Roche, Maurice Constantin-Weyer ou Samivel… 

Dans les romans de montagne, l’avalanche et la chute sont autant de destins tragiques qui font partie du monde de l’alpiniste. L’aviation fascine également : Saint-Exupéry publie Vol de nuit (1931) puis Terres des hommes (1938). Les as de l’air, après avoir accaparé le discours journalistique, sont l’objet de biographies. Avec l’automobile également, la vitesse devient à la fois signe de modernité et de jeunesse ; la maîtriser assure force et conforte hégémonie. P. Morand, en figure moderne de l’« homme pressé », accorde quelques pages aux courses automobiles ; P.-A. Schayé, un roman, Sainfoin (1923). Ces textes partagent bien souvent un vocabulaire à l’agressivité marquée : les voitures, pareilles à des « obus », foncent « plus rapides que les nuées ». Propulsées par une « force inconsciente », elles « dévorent l’espace ». Les intrigues s’attardent sur les risques potentiels qu’encourt leur protagoniste, décrivent les accidents et comptent les blessés…

Une histoire de vainqueurs

La virilité se manifeste différemment selon les époques, les aires géographiques ou encore les classes sociales… ce qui rend possible l’écriture de son histoire. A. Maugue avait déjà pointé une crise de la masculinité au tournant du XIXe-XXe siècle dont la littérature se faisait l’écho. La littérature à thématique sportive entend apporter une réponse à cette crise en proposant un nouveau modèle d’homme : celui qui se modèle sur les terrains de sport, par l’accomplissement de performances. Mais, si la performance est un critère déterminant de la masculinité sportive, cette dernière a nécessairement son corolaire : pour qu’il y ait un vainqueur, il y a de nombreux perdants qui, en littérature, peuvent parfois servir de contre-modèles ou de figures repoussoirs, à commencer par les femmes sportives, mais cela, c’est une autre histoire.

Ressources

Le leadership des femmes dans le sport, vers plus de parité ?, à lire sur Sciences pour tous

L’égalité femmes-hommes dans le sport français : une chimère ?, à lire sur Pop’Sciences

 « Toutes musclées », une histoire du sport au féminin,  une série documentaire à voir sur Arte