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La physique sur la piste d’un double invisible de l’eau

eau invisible - Frédéric Caupin - ILM

Frédéric Caupin, enseignant-chercheur à l’Institut Lumière Matière nous parle de la traque d’une « deuxième eau ». Ce double invisible encore non-détecté de l’eau liquide pourrait en expliquer le caractère unique.

« Une goutte d’eau suffit à créer un monde » dit-on. Le monde de l’eau, justement, n’en finit pas d’émerveiller les physiciens. Depuis quelques années, certains d’entre eux ont commencé à traquer une nouvelle de ses formes. De l’eau liquide sans pour autant être celle abondante sur Terre. La théorie prédit l’existence de cette « deuxième eau », un état à très basse température, bien en-dessous de son point de fusion, dont l’observation pourrait justifier certaines anomalies qui font de l’eau un liquide si particulier. Mais si cette étrange eau a peut-être existé à un moment de l’histoire de l’univers, toutes ses traces échappent aujourd’hui aux scientifiques.

 

Les états de l’eau

Pour les physiciens, l’eau est à la fois un liquide extrêmement simple et très étrange. Utilisé comme objet de référence des modèles de la physique des liquides, elle présente paradoxalement un certain nombre d’anomalies qui la rendent unique. Par exemple, elle se dilate quand elle gèle et sa densité est maximale vers 4°C, à l’inverse de la plupart des liquides. C’est aussi un solvant universel et, jusqu’à ce jour, une des rares substances essentielles à la vie que les exobiologistes sondent aussi bien sur Terre qu’ailleurs. Et au-delà de l’eau telle que nous la connaissons sur la planète bleue, elle apparaît sous bien d’autres formes à travers l’univers.

Toute substance peut exister à l’état solide, liquide ou gazeux. Ce sont là les trois états ordinaires de la matière. Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples. Il est courant d’observer une substance dans un même état mais sous plusieurs formes. Par exemple, le graphite et le diamant. Tous deux sont des solides dits cristallins, c’est-à-dire dont l’organisation des atomes (ici de carbone) est telle que se dessine un motif répété. Mais en raison de conditions de température et de pression – et de vitesses de changement d’état – spécifiques, l’empilement des atomes s’effectue différemment. Il en résulte un aspect, une forme et des propriétés propres à chacun de ces matériaux. Ainsi le diamant est brillant et extrêmement dur quand le graphite est noir et friable.

L’eau ne fait pas exception. La physique a mis en évidence une multitude de glaces d’eau. Certaines sont présentes sur Terre, d’autres s’observent dans des conditions bien précises en laboratoire ou au sein d’objets célestes. À ces formes cristallines s’ajoute également la forme de l’eau la plus abondante dans l’univers – bien qu’elle n’existe pas sur terre –, la glace amorphe. Par opposition au solide cristallin, les atomes dans un solide amorphe sont désorganisés, sans motif particulier, ce qui le rapproche au niveau atomique du liquide. La glace amorphe se retrouverait notamment dans les poussières de comètes.

Eau invisible - Ganymède
La structure interne de Ganymède, une lune de Jupiter. Les prédictions font apparaître des couches de glace de différents types, ainsi que de l’eau liquide. Source NASA

 

Des zones d’ombres encore à explorer

Depuis un siècle, les physiciens, en explorateurs de la matière, construisent des cartographies permettant de prédire, en fonction des conditions de température et de pression, les différentes formes qu’une substance peut prendre, et les lignes de passage d’un état à un autre qu’on appelle transition de phase.

Eau invisible - Diagramme de l'eau
Diagramme de phase de l’eau. Source wikipédia.

 

La cartographie de l’eau présente environ une dizaine de glaces différentes. Mais d’autres zones restent encore à explorer. En particulier lorsque l’on s’intéresse davantage à l’eau liquide qu’à la glace.

Comme nous l’avons dit, il existe différents types de glaces solides, avec des transitions permettant de passer de l’une à l’autre (comme dans la vidéo ci-dessous). Lorsqu’elle concerne des glaces cristallines, on parle de polymorphisme et de polyamorphisme lorsqu’elle concerne des solides amorphes.

Illustration de polyamorphisme solide : une transition d’une forme de glace amorphe vers une autre . Avec la courtoisie de Y. Suzuki. Lien vers la source

Or, des scientifiques ont montré à l’aide de simulations numériques qu’il existerait également une transition de l’eau liquide vers un autre état liquide, baptisé polyamorphisme liquide – car les liquides sont des formes amorphes.

Cette deuxième eau apparaîtrait dans des conditions très particulières. Entre autres, à une température bien inférieure à 0°C. L’eau existe pourtant à l’état liquide en-dessous de son point de solidification – c’est le cas de l’eau surfondue –, mais le polyamorphisme liquide se manifesterait dans des conditions telles que la plus infime perturbation suffirait à transformer l’eau en glace.

Cela rend les expériences très difficile et le phénomène reste donc aujourd’hui théorique. Pour les physiciens, cette transition pourrait pourtant expliquer les anomalies de l’eau telle que nous la connaissons, comme une empreinte laissée par un état de l’eau invisible qui échappe toujours au regard des scientifiques.


Traquer l’invisible

Alors les physiciens sont-ils à la recherche d’une eau fantôme ? S’il y a de quoi tomber dans la pseudo-science, rien pourtant de tel chez Frédéric Caupin, chercheur à l’Institut Lumière Matière. Au contraire, une démarche et une méthode scientifiques qui ont fait leurs preuves depuis un siècle. Elles se fondent sur un aller-retour permanent entre expériences et théories et une vérification des prédictions scientifiques.

Les pistes de cette eau invisible s’appuient comme nous l’avons dit sur des simulations numériques, sorte d’expériences informatiques. Celles-ci apportent déjà aux scientifiques un certain niveau de confiance dans le fait que cet état inconnu de l’eau existe. Cependant, ces expérimentations peuvent-elles se passer d’être testées et confrontées au réel ? Heureusement, plusieurs observations semblent attester de l’existence d’un polyamorphisme liquide. En 2020, des scientifiques ont réussi à faire coexister deux phases liquides séparées de souffre, . De quoi encourager les scientifiques à continuer leurs explorations sur l’eau.

Il s’agit alors de détecter et identifier « les signaux expérimentaux », la signature de cette eau invisible. Mais encore faut-il savoir où chercher. C’est là que la théorie vole à nouveau au secours de la réalité en orientant le regard des chercheurs. Seulement, les modèles prédictifs actuels se font « au cas par cas » concède Frédéric Caupin. En effet, quoi de commun entre l’eau, le phosphore, le soufre ? Leurs constituants s’organisent bien différemment au niveau microscopique.

« Nous devons trouver le concept général, la grandeur physique qui nous permette de distinguer la transition entre ces deux états liquides quelque soient les détails du problème », lance ce physicien, qui poursuit ce but avec Mikhaïl Anisimov de l’Université du Maryland Ce. Les deux chercheurs ont récemment proposé un modèle universel du polyamorphisme liquide. Ils s’inspirent en cela de la démarche de leurs prédécesseurs qui, au cours du 20ème siècle, ont unifiés dans le même cadre théorique les transitions liquide-vapeur de tous les corps purs –substance constituée d’un seul type d’atomes ou de molécules –, ainsi que la transition de Curie des matériaux magnétiques (passant d’un état avec à un état sans aimantation spontanée).

Lorsque les scientifiques auront mis le doigt sur cette grandeur physique pour révéler cette eau invisible, ils ouvriront peut-être de nouveaux mondes à la physique. Mondes qui relevaient jusque-là au mieux de l’imaginaire. En attendant, les mystères autour de l’eau demeurent, à commencer par celui de son rôle dans l’origine de la vie. Peut-être est-ce justement du caractère unique et singulier de l’eau que vient son lien étroit avec l’une des plus grandes énigmes de la science.

Pour aller plus loin

La Nasa explore les mystères de la glace cosmique avec des neutrons, Futura sciences

Les propriétés de l’eau, Le centre d’information sur l’eau

L’eau dans les comètes – Mission Rosetta de l’agence spatiale européenne (en anglais)

Pour en apprendre plus sur les liquides surfondus : ExperimentBoy, Glace chaude instantanée !

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